20/01/2021

MANGER DU SENS | Réinventons les modèles

Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l'ONU : "On doit replacer l’alimentation au centre de nos existences"

Par Frédérick Rohart - L'Echo (Belgique)
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Pour Olivier De Schutter, l'uniformisation de la production alimentaire doit faire place à une diversification des options. ©saskia vanderstichele 

Face au réchauffement galopant et à la disparition de la biodiversité, les systèmes alimentaires cherchent à se réinventer. Mais pour le rapporteur spécial de l'ONU Olivier De Schutter, c'est jusqu'au cœur de nos modes de vie que doit s'opérer la mutation.

Haro sur la malbouffe qui dégrade la santé, détruit la biodiversité et contribue au réchauffement climatique: une révolution serait-elle en cours dans nos assiettes? La demande d’aliments bio connaît une croissance à deux chiffres depuis plusieurs années, et la consommation de produits de saison, frais et tant que possible locaux a le vent en poupe. La niche peut-elle devenir la norme? Olivier De Schutter le pense. Le rapporteur spécial de l’ONU, sur le droit à l’alimentation naguère, sur l’extrême pauvreté aujourd’hui, observe avec un espoir prudent l’amorce d’une mutation qui s'annonce profonde.

De tendance marginale il y a dix ans, la consommation d’aliments bio et locaux est devenue une tendance de fond. Mais peut-elle sortir de l'état de niche?

Je vois trois grands défis. D’abord, c’est la démocratisation du bio. Il faut le rendre abordable pour tous, en évitant que les prix continuent de mentir. Tant qu’on n’obligera pas l’agriculture conventionnelle à internaliser ses coûts sociaux et environnementaux, le combat restera très inégal. Le deuxième défi, c’est celui de la distribution. Le bio est encore un marché de niche parce que les circuits de distribution restent souvent spécialisés - on a des magasins bio qui font une marge importante parce qu’ils font moins d’économies d’échelle. Enfin, le bio doit poursuivre sa mue pour devenir vraiment durable. Aujourd’hui, il répond à un cahier des charges – en gros l’interdiction d’utilisation d’intrants chimiques – qui ne tient pas compte d’autres attentes des consommateurs: le bio industriel, en monocultures, produit sur de vastes surfaces et traversant des longues distances pour aller du producteur au consommateur n’est pas durable.

Comment arrêter de "faire mentir les prix" tout en démocratisant une meilleure alimentation?

Au lieu de ça, on a une économie alimentaire où les grands acteurs agro-industriels, qui font voyager des produits alimentaires sur des longues distances et qui font de la valeur ajoutée par la transformation des matières premières agricoles, encouragent les consommateurs à manger des aliments transformés et nocifs pour la santé. Il faut en sortir.

Décourager les pratiques non durables ne suffit pas, il faut surtout soutenir les pratiques vertueuses. Démocratiser le bio, cela signifie augmenter les aides à la conversion vers le bio: garantir le maintien des revenus des agriculteurs au cours des trois-quatre années qu’il faut pour passer du conventionnel au bio serait une grande avancée. Cela signifie aussi développer une logistique de transformation beaucoup plus décentralisée, reliant par des chaînes plus courtes, plus directes, le producteur au consommateur.

Mais ça n’amènerait pas les prix du bio au niveau que permet l’agriculture extensive. Faut-il se faire à l’idée que les prix de l’alimentation sont voués à augmenter? Et n’est-ce pas dangereux pour ceux qui peinent à la fin du mois?

On pense souvent que le low cost serait une solution parce qu’on a des familles en pauvreté qui ne peuvent faire autrement que de s’approvisionner à travers ces filières. Mais c'est une impasse. La malbouffe affecte notamment les plus précaires, qui ont les indices de surpoids et d’obésité les plus importants. Ce n'est pas inévitable. Cuisiner chez soi des produits frais et de saison, en réduisant la consommation de viande, n'est pas spécialement cher. Mais ça demande une organisation, et c'est parfois difficile pour des ménages qui ont des longues navettes ou n'ont qu'un accès difficile à des produits de qualité. En outre, l’alimentation low cost ne peut pas être un substitut à une protection sociale digne de ce nom. Il faut, par un relèvement des salaires minima et des allocations sociales, que des régimes alimentaires sains soient abordables pour tous.

Pour changer d’échelle, les circuits coopératifs qui se développent peuvent-ils continuer de se passer des chaînes de distribution classiques?

Le débat sur ce point n’est pas clos. D’un côté, on a des circuits spécialisés qui risquent de rester peu abordables pour les publics précarisés, mais qui permettent une gouvernance plus participative, avec un respect des producteurs peut-être plus réel. D’un autre côté, la grande distribution fait une plus grande place aux producteurs locaux, mais beaucoup se méfient du risque de cooptation que cela entraîne. La très grande majorité de la population continue d’aller dans des supermarchés classiques, on doit donc encourager davantage de produits bio et locaux sur les rayons des supermarchés - mais cela doit être à condition d'un suivi rigoureux et d'une remise à plat des rapports avec les producteurs, afin qu'ils bénéficient d'une rémunération équitable.

N’y a-t-il pas là confusion de deux sujets: le manger sain et dans le respect de l’environnement d’une part, et la relation entre producteurs et enseignes de distribution d’autre part?

Ces débats sont liés: renforcer le soutien à la production locale et de saison, aux circuits courts et à la logistique décentralisée, ça permet aux exploitations agricoles de taille petite ou moyenne de survivre. On a perdu deux tiers des exploitations agricoles au cours des trente dernières années en Belgique. Dans le marché tel qu’il est organisé aujourd’hui, il faut s’agrandir ou disparaître: s’agrandir est la seule manière de réaliser des économies d’échelle, de pouvoir emprunter pour acheter les machines les plus performantes et de satisfaire les attentes de gros volumes des grands acheteurs. Or la sauvegarde des exploitations de taille petite ou moyenne est importante à la fois pour lutter contre la désertification rurale et parce que c’est l’entretien des paysages qui en dépend. Les prairies ne sont là en Wallonie que parce qu’il y a des agriculteurs, des agricultrices qui y travaillent. Si on n’a que des forêts d’un côté et des immenses monocultures fortement mécanisées de l’autre, c’est l’attractivité même de la région qui va en souffrir.

On peut voir un paradoxe à l’injonction de consommer local dans un monde en réchauffement qui nous rend plus vulnérables aux aléas climatiques. Opposez-vous le local aux échanges internationaux ou sont-ils complémentaires?

Il y a une nouvelle complémentarité à trouver. Il s’agit de bâtir aujourd’hui des systèmes résilients, qui privilégient la diversité des options plutôt que l’uniformité des solutions. Ça veut dire que nous devons pouvoir continuer à compter sur les chaînes longues d’approvisionnement. Il est inimaginable que la Belgique devienne autonome en matière alimentaire, mais il faut en même temps que la dépendance vis-à-vis des importations ne soit pas excessive. C’est inouï qu’en Belgique, 66% des céréales utilisées pour faire le pain dans nos boulangeries soient importées. Et que nous exportions par ailleurs des céréales, notamment pour le fourrage animal. Il y a des incohérences dans le système actuel, il faut que le curseur revienne à un équilibre entre le global et le local, permettant une meilleure résilience. Mais le local n’est pas la panacée.

Contrairement au bio? Certains parlent de complémentarité entre bio et chimie, arguant que la seconde peut servir d’écran à la propagation de ravageurs qui bénéficierait aux systèmes bio.

Les trois quarts de notre alimentation dépendent des pollinisateurs. Donc c’est absolument vital, le mot n’est pas trop fort, de tout faire pour que la biodiversité subsiste, permettant à ces pollinisateurs de continuer d’œuvrer. Or l’utilisation de pesticides, leur impact sur la disparition des insectes, est extrêmement problématique. On doit aller vers l’agriculture biologique. Est-ce qu’on peut se passer de la chimie? La réponse est oui. Il y a des méthodes de contrôle biologique qui consistent, en substance, à ce que les plantes se protègent les unes les autres par des cultures associées. Les techniques agronomiques durables existent, il faut qu'elles soient mieux diffusées.

Comme l'ont montré les dérogations à l'interdiction des néonicotinoïdes pour la culture de betteraves, par exemple ?

Ce débat est symptomatique. Il faut accélérer la recherche et la diffusion de solutions qui ne reposent pas sur des pesticides dangereux comme ces néonicotinoïdes. Les alternatives existent, mais tant qu’on continuera de présenter la chimie comme une option, leur diffusion va être retardée. Il faut cesser de s'abriter derrière l'argument que l’agriculture bio ou l’agroécologie ne serait pas performante. La réduction de l’usage d’intrants chimiques réduit les coûts de production, et elle peut aller de pair avec une augmentation de la production à l'hectare.

Pourtant le bio est plus intensif en main d’œuvre, non ?

Oui, mais le coût de production est nettement plus faible: parce qu’on économise dans l’usage d’engrais azotés et de pesticides. Au total, les agriculteurs et agricultrices qui opèrent cette conversion sortent gagnants. En moyenne, les revenus des agriculteurs qui transitent avec succès vers le bio ou vers l’agroécologie doublent, parce qu'ils payent moins pour les intrants et parce qu'ils écouleront leurs produits à des prix plus rémunérateurs.

Le salut peut-il aussi venir de l’agriculture de précision, qui permet de mieux doser les intrants chimiques?  

Elle va se développer dans les années qui viennent, très fortement poussée par la Commission européenne. Elle a plein d’atouts évidemment, mais pour moi le danger principal c’est que les technologies seront monopolisées par quelques firmes détentrices des droits de propriété intellectuelle. La tendance de fond est à la concentration de plus en plus forte des acteurs dans la chaîne agro-alimentaire: les agriculteurs achètent au prix de détail leurs intrants, leurs machines, les semences et les technologies de pointe qu’ils sont maintenant appelés à utiliser, mais ils écoulent leurs récoltes au prix de gros. Donc ils sont pris en étau.

On a l’impression d’avoir affaire à deux agricultures: pour caricaturer, les "agrigeeks" versus les néo-paysans. Ces deux systèmes vont-ils continuer à se tourner le dos?

Je le pense. La préoccupation montante pour l’environnement va se traduire par des réformes importantes dans deux directions opposées et à bien des égards concurrentes. Celle de l’agriculture de précision, high-tech, et celle de l’agroécologie, qui mise sur des techniques agronomiques comme la rotation des cultures, les cultures associées, l’agroforesterie, etc. Ça correspond à deux philosophies différentes de la manière dont l’agriculture doit être transformée. L’une et l’autre se veulent une réponse au défi environnemental. Mais les réponses sont de natures très différentes, avec des conséquences économiques très différentes en matière de concentration du pouvoir.

La Politique agricole commune de l’UE (PAC) a été le moteur de l’intensification de la production, encourageant les grandes monocultures et l’utilisation d’intrants chimiques. Comment voyez-vous son évolution?

En 2017, la Cour des comptes européenne a rendu un rapport très négatif sur l’efficacité du verdissement de la PAC, qui avait été le slogan de sa réforme de 2013. Elle montrait que ces mesures avaient manqué complètement leur cible. Aujourd’hui, alors que les institutions européennes sont en train d’adopter une nouvelle réforme de la PAC, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire qu’elle ne va pas être en mesure de satisfaire les attentes des stratégies européennes en matière de biodiversité ou en matière alimentaire ("de la ferme à la fourchette"), annoncées toutes deux le 20 mai dernier. La Commission prévoit que la part de l’agriculture biologique va monter à 25% de la superficie agricole totale européenne pour 2030. Or la réforme de la PAC n’est pas à la hauteur de cet objectif.

La philosophie principale de la réforme consiste à confier aux Etats membres le soin d’adopter des plans stratégiques pour expliquer quelles mesures ils vont prendre pour réaliser les grands objectifs fixés au niveau européen. Mais il y a un risque réel que les États, pour garantir la compétitivité de leur secteur agricole, réduisent les contraintes environnementales, qu'on assiste à une course vers le bas réglementaire.

L’Europe peut-elle encore éviter cette contradiction entre ses objectifs environnementaux et  sa nouvelle PAC?

Le risque de contradiction est réel. Mais l’issue de la réforme de la PAC est difficile à apprécier parce que tout va dépendre du sérieux avec lequel la Commission européenne va évaluer les plans stratégiques que les États membres vont lui remettre. Va-t-elle prendre en compte les engagements qu’elle a pris dans le cadre de sa stratégie "de la ferme à la fourchette" et de sa stratégie biodiversité? Si la Commission continue de traiter la PAC séparément de ces deux stratégies, le risque est grand que les objectifs environnementaux soient sacrifiés. Mais je n’exclurais pas un scénario où la Commission sera très exigeante pour les États et amènera finalement une sorte d’émulation pour que les États les plus rapides et les plus performants en matière de conversion vers le bio et l’agroécologie s’en trouvent récompensés sur le marché européen.

Un changement marquant dans notre alimentation ces dernières années, c’est la baisse de notre consommation de viande. Pensez-vous qu’elle va se poursuivre ?

La consommation de viande dans les pays riches se réduit depuis cinq ou six ans et c'est une tendance lourde. Notamment parce qu’on a de plus en plus d’indications que la consommation excessive de viande rouge transformée peut être un problème pour la santé. Mais il faut faire une distinction nette entre les filières industrielles et les filières où le bétail est en pâturage neuf mois sur l’année. Il est essentiel pour des systèmes agroécologiques performants d’avoir de l’élevage. Parce que les déjections animales fertilisent les sols, permettent le maintien des prairies, qui sont des puits de carbone. Ce type d’élevage-là est tout à fait durable, et c’est celui qu’on a dans nos campagnes wallonnes - très différent de l’élevage intensif dans la partie nord du pays, notamment pour des filières d’exportation.

Mangera-t-on vraiment différemment dans dix ans par rapport à aujourd’hui ?

On va vers une diminution de la consommation de protéines animales et une augmentation de la consommation de produits bio et locaux, mais aussi vers un retour à la pratique de cuisiner des produits frais. On a vu depuis les années 70-80 une consommation croissante de produits transformés, de plats préparés. À la limite, on ne cuisine même plus, c’est très commode pour les modes de vie pressés qui sont les nôtres. Mais la consommation de produits alimentaires fortement transformés est nocive pour la santé. Ce qu’on a comme tendance aujourd’hui, très faible encore, mais attestée, c’est que les gens se disent: il faut en revenir à cuisiner des produits frais, chez soi. C’est une évolution importante, mais qui implique un changement dans les modes de vie: ça suppose qu’on consacre du temps à choisir ses aliments, à les cuisiner. Ça suppose que l’on replace l’alimentation au centre de nos existences, plutôt que de la voir simplement comme nécessaire pour répondre à des besoins physiologiques.

Bio express

2020 - Rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les droits humains
2019 - Se présente sur la liste européenne d'Écolo.
2015 - Membre du comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU
2014 - Co-président du panel international d'experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food)
2013 - Prix Francqui
2008 - Rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation
2004 - Secrétaire général de la Fédération internationale des Droits de l'Homme
1991 - Master en droit (Harvard), il fera une thèse sur les droits fondamentaux
1990 - Licence en droit international (UCLouvain, Paris II)
1968 - Naissance à Ixelles. Fils de diplomate, il passe sa jeunesse en Inde, en Arabie saoudite et au Rwanda.

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