27/06/2022

POUR UNE ECOLOGIE DE L'ALIMENTATION, MÊME EN TEMPS DE GUERRE

Par Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser - Les Echos
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Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, membres de la Chaire Unesco Alimentations du monde, plaident pour une réelle transformation de nos systèmes alimentaires.

Parmi ses nombreux effets, la guerre en Ukraine a des conséquences directes sur l’augmentation des prix de plusieurs denrées agricoles. Et pour cause : la Russie et l’Ukraine sont deux exportateurs majeurs de blé, de maïs et d’huile de tournesol. Alors que les cours des matières premières agricoles étaient déjà à la hausse depuis plusieurs mois du fait d’une augmentation des prix de l’énergie, le blocage des exportations dans les ports ukrainiens et la spéculation sur les marchés à terme génèrent actuellement une envolée des prix à l’origine de plusieurs difficultés.

En premier lieu pour plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient, qui sont fortement dépendants des importations en céréales : la hausse des prix du blé (qui coûtait 400 euros la tonne début mars 2022, soit 2,5 fois son cours de 2020), du maïs et des huiles végétales contraint l’accessibilité économique à ces denrées et menace la sécurité alimentaire dans ces pays. 

Ensuite c’est l’élevage européen, qui utilise une alimentation animale assez largement importée des marchés internationaux (dont du maïs et des tourteaux de tournesol en provenance d’Ukraine), qui se heurte à cette hausse des prix. 

Enfin, la guerre en Ukraine accentue une autre inquiétude pour l’agriculture européenne : celle liée à l’augmentation des coûts de l’énergie, déjà en hausse depuis plusieurs mois. En effet, les intrants chimiques utilisés en Europe pour la production de denrées agricoles (engrais azotés en particulier) sont fabriqués à partir de gaz russe : mécaniquement, les prix de ces intrants augmentent.

Reterritorialisation et autosuffisance

Ce conflit révèle de façon criante les dépendances des systèmes alimentaires industrialisés et mondialisés aux marchés internationaux des matières premières et de l’énergie et aux marchés financiers. Les agriculteurs sont aussi devenus dépendants de grandes firmes pour les semences, les produits phytosanitaires et, de plus en plus, pour l’électronique et le big data. Sur ces marchés et ces firmes, ils n’ont aucune prise et aucun contrôle. Les revendications de reterritorialisation de l’alimentation, de souveraineté alimentaire ou d’autosuffisance qui ont surgi ces dernières années témoignent d’une volonté de reprise en main du système. 

Un système qui, par ailleurs, génère de nombreuses externalités négatives pour l’environnement (menace alarmante pour la biodiversité, pollution des milieux, épuisement des ressources naturelles, contribution aux changements climatiques, etc.), la société (répartition très inégale de la valeur ajoutée dans les filières, pénibilité du travail, précarité alimentaire) et pour les individus (malnutrition, intoxications aux résidus chimiques). Face à la nécessaire transformation de ces systèmes alimentaires, une approche en termes d’écologie de l’alimentation propose des options pour penser le changement.

Historiquement, le terme « écologie » renvoie à deux acceptions sur lesquelles il est pertinent de s’appuyer pour construire un futur alimentaire souhaitable. Dans sa définition première, l’écologie est une « science des relations » qui s’intéresse aux multiples interactions à l’œuvre au sein d’un écosystème. Définir une approche écologique de l’alimentation revient alors à appréhender l’alimentation comme un vecteur multidimensionnel de relations. Cela invite à une approche systémique des enjeux d’agriculture et d’alimentation, qui ne peuvent se réduire à la seule production de denrées comestibles. L’alimentation joue en effet une diversité de rôles au travers desquels elle façonne les individus, la société et la biosphère.

Un ciment des sociétés humaines

A l’échelle individuelle, manger est un acte pluriel : c’est à la fois une expérience sensorielle et émotionnelle, une affirmation identitaire, culturelle ou éthique, mais aussi un phénomène d’incorporation, tant biologique qu’imaginaire. A chaque bouchée, on ingère autant des nutriments que des significations…

L’alimentation est aussi un ciment des sociétés humaines. Tous les jours, le repas pris avec les « com-pagnons » (ou « co-pains », ceux avec qui on partage le pain) est un moment où se rappellent les règles de sociabilité, où se vit la convivialité, où se partage la même chair… En tant qu’objet marchand, l’alimentation est aussi au cœur de relations entre les acteurs économiques de la chaîne alimentaire. En tant que vecteur de symboles, elle est une fenêtre sur le monde invisible des esprits et des divinités.

Enfin, nos modes de production et de consommation alimentaires reposent (et influent) sur le fonctionnement de la biosphère : les végétaux poussent à partir de l’énergie du soleil et des minéraux des sols ; nos aliments sont digérés dans notre tractus intestinal par des millions de micro-organismes avec lesquels nous vivons en symbiose (le microbiote) ; l’agriculture comme l’élevage et le commerce alimentaire façonnent depuis des millénaires les paysages ruraux et urbains. L’ensemble des activités alimentaires ancre l’humanité dans le cycle du vivant.

Cette somme de relations que compose l’alimentation ne peut s’appréhender qu’au prix d’un décloisonnement des regards, auquel invite une approche « écologique » de l’alimentation. Elle permet de saisir et de penser ensemble la multiplicité des enjeux de nos systèmes alimentaires (environnementaux, socio-économiques, de santé…).

Le support d’un nouveau contrat social

Dans une deuxième définition, l’écologie s’entend dans sa dimension politique, comme un engagement en faveur d’un rapport au monde renouvelé, qui place au cœur de son projet les justices sociales et environnementales. Dans cette perspective, une écologie de l’alimentation pointe la nécessité première de rééquilibrer les rapports de pouvoir au sein du système alimentaire, afin que l’alimentation ne serve plus le profit de quelques-uns (une poignée de firmes en situation d’oligopole) mais devienne un commun autour duquel faire société ensemble. En effet, l’alimentation nous concerne tous, tous les jours, et ce que l’on mange, et la façon dont on s’organise pour le faire, conditionne directement le monde dans lequel on vit. L’alimentation est ainsi fondamentalement politique et se trouve au cœur des transitions à opérer, suivant un slogan qui pourrait être : « manger le monde avec tout le monde ».

Depuis toujours, l’alimentation est une rencontre précieuse avec le monde, que l’on avale d’ailleurs littéralement dès le petit déjeuner, en buvant du thé, du café ou du chocolat. Une évidence à rappeler à l’heure où la reprise en main politique de l’alimentation semble systématiquement emprunter la voie de la relocalisation. Une nécessité, certes, tant le fossé s’est creusé entre producteurs et consommateurs à mesure que s’est industrialisée notre alimentation. Mais la quête de « souveraineté alimentaire » (pensée aujourd’hui dans un sens éloigné de ses origines politiques : « le droit des populations à définir leur politique agricole et alimentaire ») ne doit pas s’ouvrir sur des formes de repli sur soi.

Par ailleurs, l’écologie de l’alimentation appelle à une transformation des systèmes alimentaires qui se fasse « avec tout le monde » : dans une période de grandes injustices et de fractures sociales (l’aide alimentaire en France a concerné entre 5 et 7 millions de personnes en 2020), l’alimentation peut être le support d’un nouveau contrat social fondé sur l’inclusion et le fonctionnement démocratique.

Accélérer l’agenda de transition

Face à la hausse des prix des matières premières agricoles, certaines voix appellent à une augmentation de la production agricole en Europe, au prix d’un renoncement aux mesures environnementales prévues par le volet agricole et alimentaire du Pacte vert européen, la stratégie « de la fourche à la fourchette » (farm to fork). Il est par exemple décidé de remettre en culture des surfaces laissées en jachères, dédiées à la restauration de la biodiversité. Cette position, soutenue par les lobbies agricoles, et dénoncée par une trentaine d’organisations environnementales, paysannes et citoyennes, est une véritable fuite en avant. Alors que d’autres mesures sont possibles pour faire baisser les prix du blé et du maïs sur les marchés internationaux (par exemple en jouant sur les taux d’incorporation de l’éthanol de céréales dans les carburants), augmenter encore la production ne peut qu’aggraver les dégâts environnementaux de l’agriculture industrielle. Plus de surfaces mises en culture, c’est plus d’engrais, plus de produits phytosanitaires, plus de travail mécanisé, alors que la planète produit déjà largement plus que ses besoins nutritionnels et que l’alimentation est gaspillée dans les pays riches. Agiter le spectre d’une pénurie mondiale c’est jouer le jeu des lobbies qui refusent la remise en question de leurs modes de production que porte le verdissement de l’agriculture.

Comme l’ont manifesté plus de 700 scientifiques dans une récente tribune, la guerre en Ukraine, au-delà du drame humanitaire qu’elle engendre, devrait constituer une « opportunité » pour engager enfin une réelle transformation des systèmes alimentaires garantissant une alimentation de qualité à tous, aujourd’hui et pour les générations futures, contribuant à restaurer les écosystèmes, limitant les pollutions et les risques sanitaires, plus équitables et plus démocratiques. Partout dans le monde, l’alimentation doit devenir un moyen de se faire plaisir et de vivre ensemble dans un nouveau contrat avec la biosphère.

Nicolas Bricas (Cirad), Damien Conaré (Institut Agro Montpellier) et Marie Walser (Institut Agro Montpellier), respectivement titulaire, secrétaire général et chargée de mission de la Chaire Unesco Alimentations du monde, sont co-auteurs de « Une écologie de l’alimentation » (éd. Quae, 2021).

Source : https://planete.lesechos.fr/contributions/pour-une-ecologie-de-lalimentation-meme-en-temps-de-guerre-13422/

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